Théorie et expérience

 

 

Le monde de l’expérience se donne immédiatement à notre conscience. Changeant et multiple, il ne peut servir de base à un savoir stable, susceptible de s’appliquer universellement. Pour cela, il faut disposer d’une connaissance a priori donnée par la théorie. Mais la théorie, isolée, ne peut servir de base à un savoir pratique. Il faut donc la mettre à l’épreuve de l’expérience pour constituer une science de l’existant.

 

Comment savoir ce qu’il faut observer ? Faut-il expérimenter avec sa raison ? Le rôle de la théorie est de montrer où chercher, de sélectionner ce qu’il faut observer. Cependant, elle se révèle parfois être un carcan qui empêche l’exploration d’hypothèses nouvelles. Plusieurs théories peuvent s’affronter sur un même sujet. Existe-t-il un critère permettant de choisir une théorie par rapport à une autre ?

 

Théorie et expérience ne sont pas séparables dans les sciences du concret. Mais ce serait une erreur que d’assimiler connaissance et science de la nature. Les conditions de possibilité de l’expérience ne sont pas données par l’expérience. Il faut donc laisser une place à des connaissances a priori qui ne risquent pas d’être démenties par l’expérience.

 

Les deux origines de la connaissance

 

Pour les rationalistes idéalistes : Platon, Descartes, Leibniz, Spinoza, la connaissance dérive d’Idées et de principes innés.

 

Pour Platon, l’homme fait appel aux souvenirs de ce que son âme a vu avant de « tomber dans un corps ». Connaître, c’est reconnaître ce que l’on a déjà contemplé puis oublié. La science est réminiscence.

Pour Descartes, nos idées viennent de Dieu. La réalité du monde est donc dans notre esprit avant même que nous en fassions l’expérience. La connaissance ne nous est aucunement livrée par l’expérience. Il va même jusqu’à dire qu’un athée ne peut pas être un bon géomètre.

Pour Spinoza, l’expérience non déterminée par l’entendement reste confuse. Et pour Leibniz, l’esprit est d’abord donné. Il s’oppose vivement à l’empirisme de Locke.

 

Pour les empiristes, dont faire partie l'anglais John Locketoute notre connaissance vient des sens. A l’origine, notre esprit est une table rase (tabula rasa) qui, peu à peu, est imprégnée par les expériences que nous faisons dans notre vie. Notre esprit ne contient rien au départ, et nos sens nous transmettent tout ce qui sera l’objet immédiat de notre entendement. Ce sont toutes nos idées qui viennent des sens, mêmes les idées métaphysiques comme celle de Dieu.

 

« Toutes ces pensées sublimes qui s’élèvent au-dessus des nues et pénètrent jusque dans les cieux tirent de là (de l’expérience) leur origine et, dans toute cette grande étendue que l’âme parcourt par ses vastes spéculations qui semblent l’élever si haut, elle ne passe point au-delà des idées que la sensation ou la réflexion lui présentent pour être l’objet de ses contemplations. » (Locke, Essai sur l’entendement humain, livre II).

 

Pour les empiristes, notre esprit enregistre, qu’il le veuille ou non, les idées qui lui viennent de l’extérieur. Dans une première phase, l’esprit est totalement passif, un peu comme un coquillage sur une plage qui retient une partie de l’eau de mer quand la vague le submerge. Ce n’est qu’ensuite que l’esprit peut se livrer à un travail de réflexion sur les idées. Locke distingue les idées simples, celle que l’esprit reçoit passivement par l’intermédiaire des sens, et les idées complexes, celles qui sont fabriquées à partir des idées simples. La position de Locke, à la fin du XVIIème siècle, constitue une véritable offense à la philosophie de l’époque. L’innéisme, avec Descartes, était devenu une vérité incontournable. L’idée de Dieu, comme celle du principe de non contradiction d’Aristote, étaient considérées comme innées. En entamant la polémique avec les cartésiens, Locke a fait rebondir la théorie de la connaissance de son temps.

 

David Hume prétend que toute connaissance non seulement commence avec l’expérience, mais en dérive tout entière. Ainsi, il considère que le raisonnement logique ne consistait qu’en une association d’idées, basée sur l’habitude. Connaître, c’est établir par habitude une relation de cause à effet entre les phénomènes. Cependant, il ne pouvait expliquer comment fonctionnait cet enchaînement d’idées.

 

Le rationaliste affirme que tout ne vient pas des sens

 

Les rationalistes feront valoir que les conditions de l’expérience ne peuvent pas venir de l’expérience. C’est ainsi que Leibniz montrera que, même si on accepte l’idée que toute connaissance a d’abord été dans les sens avant d’être dans l’esprit, l’esprit lui-même n’est pas donné par l’expérience. Dès lors, il doit bien exister une forme de connaissance qui ne dérive pas de l’expérience. En outre, selon ce philosophe, les vérités tirées de l’expérience ne sont pas nécessaires. Elles sont liées au particulier. Au contraire, pour être nécessaire, une vérité doit être affranchie de la mouvance de l’expérience.

 

« Les sens ne donnent jamais que des exemples, c'est-à-dire des vérités particulières et individuelles. Or tous les exemples qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu’ils soient, ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette même vérité : car il ne suit pas que ce qui est arrivé arrivera toujours de même. » (Leibniz, Réflexions sur l’Essai de Locke).

 

Pour le rationaliste, jamais la simple somme des expériences ne peut aboutir à une véritable connaissance. L’induction, c'est-à-dire le fait de passer d’un ensemble de cas particuliers à ne généralisation, ne permet pas d’aboutir à une certitude. Seule une réflexion fondée sur la raison permet la certitude. Pour Leibniz, il existe deux principes a priori qui expliquent que les choses se produisent d’une certaine manière : le principe de raison suffisante et celui de non contradiction. Le premier peut s’exprimer ainsi : tout ce qui est a sa raison d’être. Le second signifie qu’une chose ne peut pas, en même temps et sous le même rapport, être et ne pas être. Ces principes sont des propositions évidentes et indémontrables qui sont présupposées dans toute activité rationnelle de l’esprit, en particulier dans la recherche de la raison et de la cause des choses.

 

L’induction n’est pas rationnelle

 

David Hume, au XVIIIème siècle, a soulevé une question à propos de l’inférence par induction qui n’a pas cessé de retentir. Ce problème reste très actuel et l’on peut dire que toute philosophie de la connaissance se doit d’aborder cette question. Comment, en effet, peut-on être certain qu’un phénomène qui s’est toujours produit de la même manière dans le passé se produira de la même manière dans le futur ? La célèbre boutade « de mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier » illustre le caractère douteux de l’induction : une rose pourrait conclure à l’immortalité du jardinier puisqu’elle n’en a jamais vu mourir. De même, le principe de causalité pose des problèmes quasi insurmontables.

 

« Tous les raisonnements sur les faits paraissent se fonder sur la relation de cause à effet (…). L’esprit ne peut sans doute jamais trouver l’effet dans la cause supposée par la recherche et l’examen le plus précis. Car l’effet est totalement différent de la cause et, par suite, ne peut jamais l’y découvrir (…) Une pierre ou un morceau de métal élevés en l’air et laissés sans support tombent immédiatement ; mais à considérer la question a priori, ne découvrons-nous rien dans cette situation qui puisse engendrer l’idée d’une chute plutôt que d’une élévation ou de tout autre mouvement, dans la pierre ou le morceau de métal ? » (Hume, Enquête sur l’entendement humain).

 

Avant la critique de Hume, on considérait que la causalité pouvait se ramener à un jugement analytique, c'est-à-dire qu’à partir d’une cause on pouvait déduire un effet. Or, comme le montre Hume, la relation qui existe entre une cause et un effet ne peut pas être découverte par raison démonstrative. L’expérience est indispensable pour savoir dans quelle direction va aller la pierre lancée en l’air. Certes, certains raisonnements visent à justifier l’induction ou la causalité. Mais ils sont la plupart du temps circulaires. Par exemple : je crois que le principe d’induction est juste parce que toutes les fois que je l’ai utilisé, il était juste. Une justification de ce genre utilise précisément l’induction pour justifier l’induction. Faute de pouvoir fonder la connaissance par la raison ou par l’expérience, Hume aboutit finalement à un certain scepticisme. La critique de Hume s’exprime au moment où la science astronomique connaît son apothéose. La mécanique de Newton, qui permet d’expliquer le mouvement des astres, est si juste et si rigoureuse, que le scepticisme semble intenable. Kant proposera donc une solution radicale au problème.

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